Rencontre à la librairie Georges

Captation de la rencontre organisée à la librairie Georges de Talence, le 16 novembre 2022. Animée avec brio par Isabelle Poulin, professeur de littérature comparée à l’université Bordeaux Montaigne.

Extrait pages 17, 18

“Le lieu le plus important, puisque c’est le seul dont je me souvienne, n’est pas loin. Ce village de Las Illas où les services sociaux m’avaient placée, ultime étape de ma première vie, avant que celle-ci ne connaisse un changement radical. J’avais dû réfréner mon impatience la première fois que j’avais ouvert la carte, balayant centimètre par centimètre tous les abords montagneux de Céret, avant de dénicher le village tout au sud, bien planqué au pied de la frontière.

Le panneau d’entrée de Las Illas, où le temps avait assez duré pour que je fréquente l’école, pour que je commence à penser, je l’avais tant regardé, enregistré, relu. Puisque j’avais oublié tout ce qui avait précédé, je devais absolument me rappeler de cet endroit. Il était mon seul lien avec l’avant. Poser le doigt sur ce minuscule point au nom insulaire, où je suis née une seconde fois, me procure à chaque fois un plaisir aigu. Celui de récupérer un quelque chose, égaré depuis plus d’une décennie, qui m’appartient.  Qui suis-je ? Je n’en sais rien. Mais je sais d’où je viens, c’est déjà ça.

Car il me manque mon nom. Avant, je m’appelais bien Suzanne quelque chose. Et ce quelque chose, je le savais, je l’avais prononcé et même écrit. Cet inoubliable pourtant, je l’ai oublié.

Et j’ai eu beau passer des heures d’insomnie à essayer de le faire réapparaître, de réécrire les lettres qui le composaient, seule la première revient à ma mémoire. Un L, ça commençait par un L.

À mes questions, mes parents m’ont répondu n’avoir jamais voulu le connaître et se sont étonnés. Ça ne me plaît pas, Hamel ? Je suis seule avec mon patronyme oublié, recouvert d’un autre qui ne me va qu’à moitié et n’aura jamais le pouvoir de me nommer complètement.”

Écrire, c’est insister

“Je crois que pour en faire une œuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie, un rêve où l’imagination et la mémoire se confondent.”  Patrick Modiano

Voilà trente ans que j’essaie d’écrire ce roman. Il m’aura fallu toute l’expérience des précédents et la complicité d’un personnage féminin pour y parvenir enfin, à ma quatrième tentative. C’est pourquoi je suis particulièrement heureux de vous présenter, en avant-première, ce texte en dos de couverture de “Un oubli sans nom”.

Sortie le 24 octobre 2022 !

“Au printemps 1975, le monde s’offre à une jeunesse effervescente. On écoute Leonard Cohen ou America, on lit Jack Kérouac et Actuel. Tout est possible et le futur s’invente à chaque seconde. Suzanne veut en être. À 17 ans, elle brûle de larguer les amarres, fuir la Normandie et ses parents adoptifs. Et de savoir enfin d’où elle vient. Sous quel nom est-elle née ? Qui fut celle qui l’a portée avant de la confier à l’Assistance publique ? Et Suzanne de prendre clandestinement la route vers un village dont le souvenir l’obsède. D’une communauté libertaire des Pyrénées-Orientales jusqu’à l’île de Formentera, Suzanne remonte le temps, comme un saumon à sa source. Aventure intellectuelle, affective, sexuelle, sur ce chemin à rebours vers une vérité qui se dérobe.”

Dixit ALCA

Rencontre à La Machine à Lire

Librairie La Machine à Lire, Bordeaux 20 février 2020. Aux questions François Rahier. À la caméra Aurélien Juner et Sébastien Ravizé. Au montage Sébastien Ravizé

Pages 17 à 20

 

Ce n’est pas une surprise. Mateu savait que dès qu’il n’aurait plus d’alcool, ça deviendrait difficile. Depuis le temps qu’il boit sans discontinuer, chaque jour, avec application et répugnance. Il s’était persuadé qu’il réussirait à supporter l’arrêt brutal. Il voudrait se lever, mais ses membres ne lui obéissent plus. Son tremblement qui gagne en intensité n’est pas dû qu’au froid. Il ne contrôle plus rien. Les camarades le regardent d’un drôle d’air. L’un d’eux se penche sur lui.

– Ça va pas, on dirait. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il se contracte de tous ses muscles et donne des coups de pied désordonnés qui n’atteignent personne.

– Eh, Canalis fait une crise ! Tenez-le !

Il halète, serre les dents et les poings, roule sur lui- même, jusqu’à ce que les autres se précipitent sur lui pour l’immobiliser, lui ouvrir la bouche.

– Faites-lui boire de l’eau ! ordonne le commandant Mohedano qui fait irruption dans la baraque. On avait bien besoin d’un épileptique dans la brigade… Toi, va chercher l’infirmier !

Barcelone.

Je ne suis pas épileptique, je ne l’ai jamais été. J’ai une bonne constitution et ça se voit, les yeux des femmes me le disaient, mes soirs de liberté sur la rue Gran de Gràcia, quand je flânais en chemise blanche avec Esperança à mon bras. Au printemps de 1936, alors que tous les éléments de la catastrophe se mettaient en place un à un et que moi, je m’obstinais à ne pas vouloir y croire. Badia, le chef de la police auquel je devais obéissance, s’était fait descendre en pleine ville, rue de Muntaner. Je me serais bien gardé de dire ça tout haut, mais à force de faire liquider des anarcho-syndicalistes, ça ne pouvait que mal finir pour lui. Ces gars-là ont fini par se lasser de se faire massacrer sans réagir. Ainsi que le disait Tomás, mon copain d’enfance qui faisait partie de cette mouvance-là, c’était de la légitime défense.

Je me revois un soir d’avril, sortant de l’immeuble où je louais à ma tante l’appartement du premier étage où elle vivait auparavant avec mon oncle, dans le haut de la rue de Melendez Pelayo. J’étais d’assez bonne humeur pour m’adresser au perroquet vert d’Adrià, le fabricant de jouets du rez-de-chaussée, qui installait sa cage sur le pas de porte de son atelier.

– Je te sors ce soir, Coco ?

Ce à quoi le volatile répondait à chaque fois par la seule phrase qu’il ait réussi à apprendre :

– Tira’t d’allà !3

Il y mettait un ton si convaincu que ça me faisait toujours marrer. La brise qui remontait de la mer rafraîchissait l’air, j’aimais en flairer le parfum de large et de liberté. Je suis allé chercher ma moto que je garais dans une cour plus bas dans la rue ; retapée pendant de longs mois, ultime souvenir de mon époque de mécano. Et je suis parti rejoindre Esperança qui vivait encore dans son taudis de Poblenou, embelli par sa seule présence.

Je l’avais rencontrée au cours d’une enquête sur des vols de marchandises. Un des multiples trafics qui prospèrent dans le port et dont on ne supprime qu’une infime partie, pour la forme. Cela faisait un moment qu’une bande se servait sur les cargaisons de tabac, avec la complicité de dockers véreux. Puisque les malfrats s’étaient entretués au lieu de profiter de leur butin, on avait dû agir. Esperança habitait dans la rue de la Llacuna, le même immeuble délabré qu’un de ceux qui ne parleraient plus. Évidemment, tout le quartier était au courant de ce qui s’était passé et dans sa cage d’escalier, personne ne devait ignorer les activités du mort. Encore fallait-il faire parler quelqu’un ; personne ne nous aide jamais spontanément à nettoyer la crasse. Il n’y avait là que des chambres minuscules, louées aux ouvriers des fabriques des alentours, avec des cloisons si fines qu’aucun mystère ne pouvait y être gardé.

Pendant que des agents en uniforme bloquaient l’entrée, j’ai interrogé tous les locataires un à un dans une des chambres. Et elle est entrée. Elle aussi savait, je l’ai vu tout de suite à son embarras. Mais ce n’est pas elle que j’ai voulu faire avouer, j’avais d’autres possibilités. On a découvert assez vite, en fouillant un peu ce soir-là, une belle cache dans les combles de la bâtisse. La marchandise s’était envolée, évidemment. Mais à partir de là, mettre la main sur la bande a été une affaire de routine. Poblenou, ce n’était pas mon secteur, j’avais remplacé au pied levé Cisco, un bon copain connu à l’école de police. Une chance. Esperança était si jolie avec ses cheveux bruns bouclés, ses yeux noirs aux cils si longs qu’on l’aurait crue maquillée et sa façon de me répondre « senyor l’inspector » quand je lui posais des questions, que je me suis dit qu’il fallait que je la garde, surtout quand je me suis aperçu qu’elle n’avait pas peur de moi.

3 – Tire-toi de là !

L’errance et le combat intérieur

Guerilleros espagnols. Pyrénées 1944

Automne 1944. Dans les Pyrénées battues de neige et de pluie, un homme solitaire et égaré marche. Les maquisards espagnols, qui viennent de libérer les villes d’Ariège des occupants allemands, ont lancé une offensive contre le dictateur Franco, dernier avatar fasciste d’Europe. Cette opération hasardeuse de “Reconquista” du Val d’Aran offre à Mateu, ex-policier barcelonais déchu et alcoolique, une dernière chance. Celle de racheter le gâchis de sa vie en tombant l’arme à la main sur ce nouveau front. Mais malgré les accrochages avec les troupes franquistes, cette mort facile projetée se dérobe. En proie aux hallucinations et hanté par les images obsessionnelles de son passé, Mateu se retrouve pris entre sa volonté de s’abandonner à l’épuisement et son instinct de survie.

Reconquista. Éditions In8 – À paraître, 19 février 2020.

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Serge Legrand-Vall en dix dates

1958. Naissance à Montauban.

1964. De l’Ariège à la Normandie, changement de décor et de patronyme.

1976. École Supérieure des Arts appliqués Duperré / Paris.

Auditeur libre en Ethnologie, civilisations amérindiennes / Paris VII Jussieu.

1986. Ateliers Cinématographiques Sirventès, écriture scénaristique / Toulouse.

1995. Bordeaux.

2005. Toulouse Bordeaux l’un dans l’autre (essai), première publication.

2011. Les îles du santal, premier roman suivi d'une résidence d'écriture aux îles Marquises pour La part du requin.

2013. La rive sombre de l’Ebre.

2018. Résidence d'écriture à Barcelone pour Reconquista, avec le soutien de la région Nouvelle-Aquitaine.

2022. Un oubli sans nom.

Plus :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Legrand-Vall

Les avis de lecteurs :

https://www.babelio.com/auteur/Serge-Legrand-Vall/111133

L'actu :

https://www.facebook.com/serge.legrandvall

Les livres en stock dans les librairies indépendantes :

https://www.placedeslibraires.fr/

Et les indispensables :

https://www.editionsin8.com/

https://www.editionselytis.com/

D'abord pourquoi vendredi écriture ?

Pour écrire, pendant une vingtaine d'années, j'ai défendu comme une citadelle assiégée mon vendredi. Le siège a été levé en 2020 et j'écris désormais tous les jours si je veux. Mais c'est grâce à tous ces vendredis que j'en suis arrivé là. 

 

À propos de mon rapport au vrai et à l'imaginaire dans l'écriture,

je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cet extrait du monde selon Garp de John Irving :

“Il attendait le moment où elle lui demanderait : et alors ? Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est inventé ? Il lui dirait alors que rien de tout ça n'avait la moindre importance ; Elle n'avait qu'à lui dire tout ce qu'elle ne croyait pas. Il modifierait alors cette partie. Tout ce qu'elle croyait était vrai ; tout ce qu'elle ne croyait pas devait être remanié. Si elle croyait toute l'histoire, dans ce cas, toute l'histoire était vraie.”