Pages 17 à 20

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Ce n’est pas une surprise. Mateu savait que dès qu’il n’aurait plus d’alcool, ça deviendrait difficile. Depuis le temps qu’il boit sans discontinuer, chaque jour, avec application et répugnance. Il s’était persuadé qu’il réussirait à supporter l’arrêt brutal. Il voudrait se lever, mais ses membres ne lui obéissent plus. Son tremblement qui gagne en intensité n’est pas dû qu’au froid. Il ne contrôle plus rien. Les camarades le regardent d’un drôle d’air. L’un d’eux se penche sur lui.

– Ça va pas, on dirait. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il se contracte de tous ses muscles et donne des coups de pied désordonnés qui n’atteignent personne.

– Eh, Canalis fait une crise ! Tenez-le !

Il halète, serre les dents et les poings, roule sur lui- même, jusqu’à ce que les autres se précipitent sur lui pour l’immobiliser, lui ouvrir la bouche.

– Faites-lui boire de l’eau ! ordonne le commandant Mohedano qui fait irruption dans la baraque. On avait bien besoin d’un épileptique dans la brigade… Toi, va chercher l’infirmier !

Barcelone.

Je ne suis pas épileptique, je ne l’ai jamais été. J’ai une bonne constitution et ça se voit, les yeux des femmes me le disaient, mes soirs de liberté sur la rue Gran de Gràcia, quand je flânais en chemise blanche avec Esperança à mon bras. Au printemps de 1936, alors que tous les éléments de la catastrophe se mettaient en place un à un et que moi, je m’obstinais à ne pas vouloir y croire. Badia, le chef de la police auquel je devais obéissance, s’était fait descendre en pleine ville, rue de Muntaner. Je me serais bien gardé de dire ça tout haut, mais à force de faire liquider des anarcho-syndicalistes, ça ne pouvait que mal finir pour lui. Ces gars-là ont fini par se lasser de se faire massacrer sans réagir. Ainsi que le disait Tomás, mon copain d’enfance qui faisait partie de cette mouvance-là, c’était de la légitime défense.

Je me revois un soir d’avril, sortant de l’immeuble où je louais à ma tante l’appartement du premier étage où elle vivait auparavant avec mon oncle, dans le haut de la rue de Melendez Pelayo. J’étais d’assez bonne humeur pour m’adresser au perroquet vert d’Adrià, le fabricant de jouets du rez-de-chaussée, qui installait sa cage sur le pas de porte de son atelier.

– Je te sors ce soir, Coco ?

Ce à quoi le volatile répondait à chaque fois par la seule phrase qu’il ait réussi à apprendre :

– Tira’t d’allà !3

Il y mettait un ton si convaincu que ça me faisait toujours marrer. La brise qui remontait de la mer rafraîchissait l’air, j’aimais en flairer le parfum de large et de liberté. Je suis allé chercher ma moto que je garais dans une cour plus bas dans la rue ; retapée pendant de longs mois, ultime souvenir de mon époque de mécano. Et je suis parti rejoindre Esperança qui vivait encore dans son taudis de Poblenou, embelli par sa seule présence.

Je l’avais rencontrée au cours d’une enquête sur des vols de marchandises. Un des multiples trafics qui prospèrent dans le port et dont on ne supprime qu’une infime partie, pour la forme. Cela faisait un moment qu’une bande se servait sur les cargaisons de tabac, avec la complicité de dockers véreux. Puisque les malfrats s’étaient entretués au lieu de profiter de leur butin, on avait dû agir. Esperança habitait dans la rue de la Llacuna, le même immeuble délabré qu’un de ceux qui ne parleraient plus. Évidemment, tout le quartier était au courant de ce qui s’était passé et dans sa cage d’escalier, personne ne devait ignorer les activités du mort. Encore fallait-il faire parler quelqu’un ; personne ne nous aide jamais spontanément à nettoyer la crasse. Il n’y avait là que des chambres minuscules, louées aux ouvriers des fabriques des alentours, avec des cloisons si fines qu’aucun mystère ne pouvait y être gardé.

Pendant que des agents en uniforme bloquaient l’entrée, j’ai interrogé tous les locataires un à un dans une des chambres. Et elle est entrée. Elle aussi savait, je l’ai vu tout de suite à son embarras. Mais ce n’est pas elle que j’ai voulu faire avouer, j’avais d’autres possibilités. On a découvert assez vite, en fouillant un peu ce soir-là, une belle cache dans les combles de la bâtisse. La marchandise s’était envolée, évidemment. Mais à partir de là, mettre la main sur la bande a été une affaire de routine. Poblenou, ce n’était pas mon secteur, j’avais remplacé au pied levé Cisco, un bon copain connu à l’école de police. Une chance. Esperança était si jolie avec ses cheveux bruns bouclés, ses yeux noirs aux cils si longs qu’on l’aurait crue maquillée et sa façon de me répondre « senyor l’inspector » quand je lui posais des questions, que je me suis dit qu’il fallait que je la garde, surtout quand je me suis aperçu qu’elle n’avait pas peur de moi.

3 – Tire-toi de là !

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