Rencontre à La Machine à Lire

Librairie La Machine à Lire, Bordeaux 20 février 2020. Aux questions François Rahier. À la caméra Aurélien Juner et Sébastien Ravizé. Au montage Sébastien Ravizé

Pages 17 à 20

 

Ce n’est pas une surprise. Mateu savait que dès qu’il n’aurait plus d’alcool, ça deviendrait difficile. Depuis le temps qu’il boit sans discontinuer, chaque jour, avec application et répugnance. Il s’était persuadé qu’il réussirait à supporter l’arrêt brutal. Il voudrait se lever, mais ses membres ne lui obéissent plus. Son tremblement qui gagne en intensité n’est pas dû qu’au froid. Il ne contrôle plus rien. Les camarades le regardent d’un drôle d’air. L’un d’eux se penche sur lui.

– Ça va pas, on dirait. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il se contracte de tous ses muscles et donne des coups de pied désordonnés qui n’atteignent personne.

– Eh, Canalis fait une crise ! Tenez-le !

Il halète, serre les dents et les poings, roule sur lui- même, jusqu’à ce que les autres se précipitent sur lui pour l’immobiliser, lui ouvrir la bouche.

– Faites-lui boire de l’eau ! ordonne le commandant Mohedano qui fait irruption dans la baraque. On avait bien besoin d’un épileptique dans la brigade… Toi, va chercher l’infirmier !

Barcelone.

Je ne suis pas épileptique, je ne l’ai jamais été. J’ai une bonne constitution et ça se voit, les yeux des femmes me le disaient, mes soirs de liberté sur la rue Gran de Gràcia, quand je flânais en chemise blanche avec Esperança à mon bras. Au printemps de 1936, alors que tous les éléments de la catastrophe se mettaient en place un à un et que moi, je m’obstinais à ne pas vouloir y croire. Badia, le chef de la police auquel je devais obéissance, s’était fait descendre en pleine ville, rue de Muntaner. Je me serais bien gardé de dire ça tout haut, mais à force de faire liquider des anarcho-syndicalistes, ça ne pouvait que mal finir pour lui. Ces gars-là ont fini par se lasser de se faire massacrer sans réagir. Ainsi que le disait Tomás, mon copain d’enfance qui faisait partie de cette mouvance-là, c’était de la légitime défense.

Je me revois un soir d’avril, sortant de l’immeuble où je louais à ma tante l’appartement du premier étage où elle vivait auparavant avec mon oncle, dans le haut de la rue de Melendez Pelayo. J’étais d’assez bonne humeur pour m’adresser au perroquet vert d’Adrià, le fabricant de jouets du rez-de-chaussée, qui installait sa cage sur le pas de porte de son atelier.

– Je te sors ce soir, Coco ?

Ce à quoi le volatile répondait à chaque fois par la seule phrase qu’il ait réussi à apprendre :

– Tira’t d’allà !3

Il y mettait un ton si convaincu que ça me faisait toujours marrer. La brise qui remontait de la mer rafraîchissait l’air, j’aimais en flairer le parfum de large et de liberté. Je suis allé chercher ma moto que je garais dans une cour plus bas dans la rue ; retapée pendant de longs mois, ultime souvenir de mon époque de mécano. Et je suis parti rejoindre Esperança qui vivait encore dans son taudis de Poblenou, embelli par sa seule présence.

Je l’avais rencontrée au cours d’une enquête sur des vols de marchandises. Un des multiples trafics qui prospèrent dans le port et dont on ne supprime qu’une infime partie, pour la forme. Cela faisait un moment qu’une bande se servait sur les cargaisons de tabac, avec la complicité de dockers véreux. Puisque les malfrats s’étaient entretués au lieu de profiter de leur butin, on avait dû agir. Esperança habitait dans la rue de la Llacuna, le même immeuble délabré qu’un de ceux qui ne parleraient plus. Évidemment, tout le quartier était au courant de ce qui s’était passé et dans sa cage d’escalier, personne ne devait ignorer les activités du mort. Encore fallait-il faire parler quelqu’un ; personne ne nous aide jamais spontanément à nettoyer la crasse. Il n’y avait là que des chambres minuscules, louées aux ouvriers des fabriques des alentours, avec des cloisons si fines qu’aucun mystère ne pouvait y être gardé.

Pendant que des agents en uniforme bloquaient l’entrée, j’ai interrogé tous les locataires un à un dans une des chambres. Et elle est entrée. Elle aussi savait, je l’ai vu tout de suite à son embarras. Mais ce n’est pas elle que j’ai voulu faire avouer, j’avais d’autres possibilités. On a découvert assez vite, en fouillant un peu ce soir-là, une belle cache dans les combles de la bâtisse. La marchandise s’était envolée, évidemment. Mais à partir de là, mettre la main sur la bande a été une affaire de routine. Poblenou, ce n’était pas mon secteur, j’avais remplacé au pied levé Cisco, un bon copain connu à l’école de police. Une chance. Esperança était si jolie avec ses cheveux bruns bouclés, ses yeux noirs aux cils si longs qu’on l’aurait crue maquillée et sa façon de me répondre « senyor l’inspector » quand je lui posais des questions, que je me suis dit qu’il fallait que je la garde, surtout quand je me suis aperçu qu’elle n’avait pas peur de moi.

3 – Tire-toi de là !

L’errance et le combat intérieur

Guerilleros espagnols. Pyrénées 1944

Automne 1944. Dans les Pyrénées battues de neige et de pluie, un homme solitaire et égaré marche. Les maquisards espagnols, qui viennent de libérer les villes d’Ariège des occupants allemands, ont lancé une offensive contre le dictateur Franco, dernier avatar fasciste d’Europe. Cette opération hasardeuse de “Reconquista” du Val d’Aran offre à Mateu, ex-policier barcelonais déchu et alcoolique, une dernière chance. Celle de racheter le gâchis de sa vie en tombant l’arme à la main sur ce nouveau front. Mais malgré les accrochages avec les troupes franquistes, cette mort facile projetée se dérobe. En proie aux hallucinations et hanté par les images obsessionnelles de son passé, Mateu se retrouve pris entre sa volonté de s’abandonner à l’épuisement et son instinct de survie.

Reconquista. Éditions In8 – À paraître, 19 février 2020.

Reconquista

“Je ne choisis pas mes sujets, ils me choisissent ; les livres viennent me demander à être écrits.”

Marie Darrieussecq 

 

C’est en septembre 2013, lors de la présentation de mon roman “La rive sombre de l’Ebre” à la médiathèque de Seix (Ariège), que j’ai fait la connaissance d’Emilia Sánchez. Fille de réfugiés espagnols, Emilia m’a confié ce jour-là le dossier qu’elle avait constitué sur le projet utopique et méconnu auquel avait participé son père en 1944. Il s’agissait d’initier avec une poignée de volontaires la libération de l’Espagne du joug franquiste, à partir du Val d’Aran. Dans l’espoir que Français et Alliés aideraient les guérilleros espagnols à mener l’opération à son terme. Dépourvue du moindre appui, l’épopée s’est soldée par un fiasco.

Désireuse que cette histoire ne tombe pas dans l’oubli, Emilia Sánchez avait pensé que peut-être, ces éléments pourraient m’intéresser et me donner envie d’écrire sur ce sujet.

Elle ne s’est pas trompée.

Un peu plus de trois ans après ma rencontre avec Emilia, j’ai décidé de relire ses documents et de me renseigner plus largement sur cette période. J’en ai conclu qu’il y avait là non seulement un témoignage unique dont j’étais dépositaire, mais aussi une piste de roman, qu’il ne me restait plus qu’à imaginer.

J’ai donc installé dans le cadre offert par Emilia un personnage déchu, ancien policier républicain brisé par la défaite et l’exil, en colère contre tout et surtout contre lui-même, qui va mener au moyen de cette opération de reconquête, son propre combat intérieur. 

 

Ce projet a été servi par une chance inattendue, puisqu’il m’a valu une bourse d’écriture allouée par la région Nouvelle Aquitaine ; je séjournerai donc à plusieurs reprises dans le Val d’Aran ainsi qu’à Barcelone en 2018. Je m’immergerai en particulier dans cette cité que je connais mal et où débute l’histoire de mon personnage principal, dans les années qui précèdent la retirada.

Le fait que Barcelone soit la ville originelle de mes ascendants espagnols est bien entendu une pure coïncidence. 

 

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Serge Legrand-Vall en dix dates

1958. Naissance à Montauban.

1964. De l’Ariège à la Normandie, changement de décor et de patronyme.

1976. École Supérieure des Arts appliqués Duperré / Paris.

Auditeur libre en Ethnologie, civilisations amérindiennes / Paris VII Jussieu.

1986. Ateliers Cinématographiques Sirventès, écriture scénaristique / Toulouse.

1995. Bordeaux.

2005. Toulouse Bordeaux l’un dans l’autre (essai), première publication.

2011. Les îles du santal, premier roman suivi d'une résidence d'écriture aux îles Marquises pour La part du requin.

2013. La rive sombre de l’Ebre.

2018. Résidence d'écriture à Barcelone pour Reconquista, avec le soutien de la région Nouvelle-Aquitaine.

2022. Un oubli sans nom.

Plus :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Legrand-Vall

Les avis de lecteurs :

https://www.babelio.com/auteur/Serge-Legrand-Vall/111133

L'actu :

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Les livres en stock dans les librairies indépendantes :

https://www.placedeslibraires.fr/

Et les indispensables :

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https://www.editionselytis.com/

D'abord pourquoi vendredi écriture ?

Pour écrire, pendant une vingtaine d'années, j'ai défendu comme une citadelle assiégée mon vendredi. Le siège a été levé en 2020 et j'écris désormais tous les jours si je veux. Mais c'est grâce à tous ces vendredis que j'en suis arrivé là. 

 

À propos de mon rapport au vrai et à l'imaginaire dans l'écriture,

je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cet extrait du monde selon Garp de John Irving :

“Il attendait le moment où elle lui demanderait : et alors ? Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est inventé ? Il lui dirait alors que rien de tout ça n'avait la moindre importance ; Elle n'avait qu'à lui dire tout ce qu'elle ne croyait pas. Il modifierait alors cette partie. Tout ce qu'elle croyait était vrai ; tout ce qu'elle ne croyait pas devait être remanié. Si elle croyait toute l'histoire, dans ce cas, toute l'histoire était vraie.”