Sud Ouest Dimanche. Sur le port de Bordeaux

Pour faire suite à la sortie du livre Toulouse-Bordeaux, Marie-Luce Ribot, journaliste à Sud-Ouest Dimanche, m’a proposé d’écrire un article qui traiterait uniquement de Bordeaux. Je me suis alors aperçu que la part de la ville qui me faisait le plus rêver était sa part disparue, son port. Et c’est en écrivant ce texte que l’idée du roman a commencé à m’apparaître.

 

 Descendant la Garonne depuis mon port natal de brique rose, j’ai posé un jour mon coffre de voyage sur le large quai de Bordeaux. Une autre rive, dans cette autre ville familière, est devenue un autre chez moi.

J’ai aimé les berges ventées du fleuve et les éphémères guinguettes posées à l’emplacement des hangars disparus. Là, j’ai imaginé devant la rade déserte la danse des mâts des grands voiliers, en partance aux siècles derniers pour les immensités océanes. En 1840, Théophile Gautier de passage à Bordeaux s’extasiait de l’élégance naturelle des femmes du peuple qui allaient et venaient sur le port : “Avec leur amphore sur la tête, leur costume à plis droits, on les prendrait pour des filles grecques et des princesses Nausicaa allant à la fontaine.” Le gascon chantant de leur langage devait être un exotisme de plus pour un écrivain parisien fraîchement débarqué.

Musardant sur l’autre rive, aux abords de la guinguette d’Alriq, j’ai été témoin un matin d’été du bain d’une étrange sirène. Aussi à l’aise dans les flots boueux qu’elle l’eût été dans un lagon des mers du Sud, elle nageait en travers du fleuve, profitant du calme de l’étale. Un mirage de sensualité joueuse, légère. Bordeaux ce jour-là était une île.

De l’autre côté du monde, c’est cette même grâce qu’ont retrouvée les marins partis du port de la lune, munis de rameaux cueillis dans les bois de Lormont, en guise de porte-bonheurs pour la traversée. Attachés à la marine à voile, les armateurs bordelais du début du XIXe siècle s’étaient fait une spécialité des destinations lointaines, inaccessibles aux plus modernes navires à vapeur. C’est ainsi que dans l’archipel des Marquises, entre les îles d’Hiva Oa et Tahuata, un bras de mer se nomme toujours aujourd’hui “Canal du Bordelais”. Peut-être après l’expédition de l’amiral Dupetit-Thouars qui en 1842 prit possession de ces îles pour la France, un hardi capitaine d’ici décida-t-il d’imprimer une trace de son passage. Herman Melville, l’auteur américain de “Moby Dick” alors âgé de vingt-trois ans et matelot à bord d’un navire baleinier, fit relâche aux Marquises la même année et décrit ainsi son arrivée : “Nous étions arrivés à un mille et demi à peu près du fond de la baie, quand plusieurs insulaires qui avaient enfin réussi à gagner le bord nous désignèrent dans l’eau, en avant du navire, une singulière agitation. (…) Nos sauvages nous affirmèrent qu’elle était due à un banc de vahinés, qui s’en venaient ainsi du rivage à notre rencontre. Comme elles se rapprochaient, je distinguai bientôt les formes des nageuses. Le bras droit levé, elles maintenaient hors de l’eau leur pagne de tapa, et leurs longues chevelures noires traînaient dans leur sillage. On eût cru voir autant de sirènes…”

Si Bordeaux est restée si longtemps nostalgique du départ de son port et de la fin de ses aventures marines, c’est peut-être qu’elle y a perdu plus que des affaires : Une part de mystère et d’imaginaire. Est-ce dû à ses eaux qui la traversent pour se fondre dans l’océan ? À tous ces voyageurs conquis dont je fais partie, qu’elle a mêlés en son sein ? Bordeaux a une singulière faculté d’oubli. Où repartir en voyage, où retrouver ses escales, où découvrir les réussites et les tragédies de son histoire maritime ? Je rêverais pour la ville d’un lieu de mémoire et d’évasion sur ce qui a fait sa fortune et modelé son caractère : Un lieu qui raconterait toutes les pages de cette épopée. Qui attirerait régulièrement de grands voiliers, à l’instar de Brest ou de Rouen.

En rêvant encore un peu plus, la réplique d’un navire à voiles parti d’ici il y a deux siècles serait amarrée à proximité sur le port, comme la Santa Maria à Barcelone et le Bounty à Sydney. Avec bien sûr une sirène en figure de proue, pour nous guider de nouveau vers l’horizon.

 

Aqui ! Les lectures du vendredi : Les îles du santal

Il y a quelques jours, les éditions Elytis faisaient escale au Musée des Douanes de Bordeaux. Place de la Bourse, à l’heure où le fleuve esseulé se plait à murmurer à la brume les chants des marins oubliés, l’esprit était à la fête : on retraçait là la traversée d’Elytis, entre 2000 et 2010. Dix ans déjà, un beau voyage, durant lequel les malles s’emplirent de multiples trésors. Une destinée qui fait la part belle aux découvertes, aux passionnés de tout bords, aux utopies rassérénantes. En signe de pacte que le voyage ne fait que commencer, et pour l’occasion de cet anniversaire, l’équipe d’Elytis offre à lire « Les îles du Santal » de Serge Legrand-Vall. Hissez haut! On retrouve avec cet opus de la collection Grands Voyageurs, un de ces albums où l’on aimait, enfant, dévorer aventures, héroïsmes, rêves fous : Un format dont l’amplitude fait que l’on se pose dans l’histoire, avec respect et attention ; des lettrines évocatrices qui font qu’on s’embarque en lecture comme en contrées lointaines ; des illustrations enfin, à l’image de celles devant lesquelles le lecteur de jadis laissait voguer son esprit vagabond. Le décor ainsi posé, que viennent les personnages, que viennent les flots des grandes aventures ! Serge Legrand-Vall nous pousse dans le sillage d’Alban, jeune aquitain à qui la première blessure d’amour fait larguer les amarres. Du port de Bordeaux il quitte sa terre pour la mer, à bord du « Bordelais » en partance pour les îles, celles aux doux noms de femmes ensorceleuses: les Marquises. Du grand voyage il apprend la rudesse de sa nouvelle vie d’homme, la peur mêlée d’envie, la camaraderie, la ruse. Comme si l’air du large concentrait dans ses embruns, tout ce que le monde compte de visages, tout ce que la vie compte de couleurs. Mais aux abords des îles, il arrive que la réalité se farde, que les repères se brouillent. D’un paradis enchanteur émerge aussi un monde où les influences mouvantes entament leur travail de sape. Où les traditions ancestrales, fidèles à leurs valeurs d’accueil et de générosité, se corrompent soudain, prises au piège d’une danse sournoise, hélas irréversible. « Les îles du Santal » donnent à rêver, mais aussi à réfléchir ce qui ne gâche rien. Invitation au voyage où s’invitent également le recul nécessaire à toute prise de conscience, le clair-obscur du peintre qui sculpte le relief. Ne dit-on pas que les voyages forgent la jeunesse ? Sous la forge du temps, la jeune Elytis trace sa route. Puisse-t-elle, à l’instar des héros dont elle porte les couleurs, voguer toujours plus loin, toujours aussi fièrement. Hissez haut !

Anne DUPREZ

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                                                                    Lecture de Bénédicte Chevallereau, musée des Douanes, janvier 2011

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Serge Legrand-Vall en dix dates

1958. Naissance à Montauban.

1964. De l’Ariège à la Normandie, changement de décor et de patronyme.

1976. École Supérieure des Arts appliqués Duperré / Paris.

Auditeur libre en Ethnologie, civilisations amérindiennes / Paris VII Jussieu.

1986. Ateliers Cinématographiques Sirventès, écriture scénaristique / Toulouse.

1995. Bordeaux.

2005. Toulouse Bordeaux l’un dans l’autre (essai), première publication.

2011. Les îles du santal, premier roman suivi d'une résidence d'écriture aux îles Marquises pour La part du requin.

2013. La rive sombre de l’Ebre.

2018. Résidence d'écriture à Barcelone pour Reconquista, avec le soutien de la région Nouvelle-Aquitaine.

2022. Un oubli sans nom.

Plus :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Legrand-Vall

Les avis de lecteurs :

https://www.babelio.com/auteur/Serge-Legrand-Vall/111133

L'actu :

https://www.facebook.com/serge.legrandvall

Les livres en stock dans les librairies indépendantes :

https://www.placedeslibraires.fr/

Et les indispensables :

https://www.editionsin8.com/

https://www.editionselytis.com/

D'abord pourquoi vendredi écriture ?

Pour écrire, pendant une vingtaine d'années, j'ai défendu comme une citadelle assiégée mon vendredi. Le siège a été levé en 2020 et j'écris désormais tous les jours si je veux. Mais c'est grâce à tous ces vendredis que j'en suis arrivé là. 

 

À propos de mon rapport au vrai et à l'imaginaire dans l'écriture,

je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cet extrait du monde selon Garp de John Irving :

“Il attendait le moment où elle lui demanderait : et alors ? Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est inventé ? Il lui dirait alors que rien de tout ça n'avait la moindre importance ; Elle n'avait qu'à lui dire tout ce qu'elle ne croyait pas. Il modifierait alors cette partie. Tout ce qu'elle croyait était vrai ; tout ce qu'elle ne croyait pas devait être remanié. Si elle croyait toute l'histoire, dans ce cas, toute l'histoire était vraie.”